|
Cerveau, émotion, mémoire et...haïkou (1)
Par Georges Chapouthier - France (2)
Si le haïkou est un poème bref, qui, en général,
traduit une émotion de l'instant, un témoignage court et furtif de la pesanteur
existentielle de l’être, que peut donc apporter, à sa connaissance ou à
sa compréhension, une analyse de la mécanique cérébrale ou
des détours de la mémoire ? Le neurobiologiste a-t-il donc quelque chose
à dire sur ce qui paraît, au premier abord, relever de la seule démarche
poétique, s’accrocher à la rêverie bien plus qu’à la rationalité ?
Bien entendu, le biologiste ne saurait rien dire sur l’être même de cette rêverie.
Il resterait désespérément muet sur le contenu même des haïkous et
sur l’intensité de leur vécu existentiel. En revanche, il a son mot à dire sur
les conditions cérébrales ou mentales qui entourent la rêverie, sur
les exécutants besogneux de notre corporéité, sans qui toute forme
artistique serait impossible. Il a son mot à dire sur le terreau matérialiste où peuvent
germer et fleurir les images de l’imaginaire ou les roses du rêve.
D’abord parce que toute pensée humaine passe par le cerveau humain, qui seul est capable de
traduire en mots les sensations, d’affecter à l’illumination de l’instant une succession d’unités
sémantiques (les mots) parfois liée à une musique verbale et souvent porteuse d’une
symbolique discrète. Cette activité-là, elle est évidemment du ressort
de l’étage le plus élevé de notre cerveau, celui qui notamment gère la
pensée consciente et qui a subi, chez l’être humain, une croissance
phénoménale : le néocortex cérébral, cette couche
étonnamment complexe de cellules nerveuses qui recouvre la surface de nos hémisphères
cérébraux. C’est grâce à lui que l’être humain a acquis notamment
le langage et l’art, alors que, même chez ses cousins les plus doués, comme les
chimpanzés, ces deux aptitudes n’existent qu’à l’état d’ébauches.
Mais s’il n’y avait que cela, ce serait certes déjà beaucoup, mais l’homme serait encore bien
loin de l’activité poétique telle que nous la connaissons. Car celle-ci ne se suffit pas d’une
pensée ou d’un langage abstraits, voire aseptisés, même si ceux-ci s’avèrent
très performants. Il lui faut, en outre, une denrée tout à fait
particulière : l’émotion (3). Celle-ci est du ressort d’une partie très originale
du cerveau des vertébrés, qu’on appelle le « système
limbique » qui, chez les animaux les plus évolués, est également
très liée à la mémoire. Car si les animaux les moins élevés
dans l’échelle animale peuvent apprendre par répétition pure et simple, chez
les animaux les plus évolués toute mémoire « noble »
est liée à l’émotion (4).
Alors, je serais tenté de dire que, si le haïkou trouve son expression verbale dans la
rationalité corticale, il trouve son jaillissement profond, la source de son éclosion
dans l’émotionalité limbique, elle-même liée à la mémoire
qui contient l’ensemble de nos souvenirs, conscients ou inconscients. La mémoire, qui soutient tous les
moments de notre vie et nous renvoie, à chaque instant, des images de notre vécu
antérieur ou des associations inattendues de nos refoulements enfouis.
Il s’ensuit que le haïkou, qui se veut témoignage du vécu de l’instant, n’est, sur le plan
biologique, que faussement éphémère. Comme dans l’écriture automatique
des surréalistes, dont nous sommes tous, peu ou prou, les héritiers, par les images et les mots
qu’il impose, le haïkou associe nécessairement tout un passé oublié, tout
un vécu antérieur, dont l’auteur n’a évidemment pas conscience. Il emprisonne, dans
les noeuds de l’émotion présente où il germe, un bouquet de sensations
qui étendent l’instantanéité vers le passé, voire vers l’infini.
Il est donc très compréhensible que des auteurs modernes de haïkous, au Japon
comme ailleurs, défendent la possibilité de l’extension du haïkou à autre
chose que son univers traditionnel, à autre chose que la seule incandescence de l’instant. Qu’ils fassent
de l’instantanéité même du haïkou un pont vers une réflxion plus
ample jusqu’aux coulisses de l’être, voire jusqu’à la surréalit&eacte; du réel.
La neurobiologie nous apporte un autre sujet de réflexion : celui qui repose sur l’existence de
deux hémisphères cérébraux. Deux hémisphères qui, chez
les animaux les plus complexes ont évolué vers deux fonctions différentes,
même si elles restent liées entre elles (5). Sanspouvoir ici entrer dans les détails,
disons que chez le sujet humain adulte et droitier (6) occidenal (7), l’hémisphère gauche
est plutôt celui de la pensée analytique, abstraite et conceptuelle, et
’hémisphère droit reste plutôt celui de la perception globale des mages et
des formes, avec un lien assez fort avec les émotions. Non pas que les émotions et le
système limbique n’existent pas aussi dans l’hémisphère gauche, mis que c’est
bien dans l’hémisphère droit que les émotions, notamment celles liées
à lanature, trouvent chez le sujet droitier occidental leur pleine manifestation. Selon certains
travaux récents, l’hémisphère droit aurait aussi un rôle particulier dans
la mise n mémoire.
Il s’ensuit ici une participation des deux hémisphères à la genèse du
haïkou. Dans le cas du sujet droitier occidental, l’illumination de l’instant prendrait, en quelque sorte,
naissance dans l’hémisphère droit, où elle pourrait s’accompagner d’un bagage
inconscient d’asociations d’images et d’émotions du passé du poète, alors que
sa mise en mots solliciterait davantage l’hémisphère gauche. Bien entendu, chez les sujets
normaux,les deux hémisphères fonctionnement en liaison l’un avec l’autre. Comme dans une
mosaïque (5), ils ont chacun leur spécificité fonctionnelle, mais constiuent cependant un
ensemble harmonieux. Le haïkou serait donc, dans le cas des sujets droitiers occidentaux, l’enfant
complexe e cette illumination concrète de l’hémisphère droit et de son
emprisonnement abstrit dans les prisons de la langue par l’hémisphère gauche.
Prdon de démystifier ainsi le haïkou ! Mais démystifier n’est pas salir.
Exposer les rouages de notre fonctionnement cérébral, ou, au moins, présenter
les (timides) connissances que l’on croit en avoir en ce début de XXI° siècle,
n’enlève rien, comme je l’ai dit en introduction, à la douceur même de
la rêverie, &agrav; la profondeur intense du vécu poétique. La science n’analyse
que des m&eacte;canismes : elle ne dit rien sur la qualité du vécu.
Alors, rères poètes, dormez sur vos deux oreilles ! Et de votre plus paisible
cerveau !
Notes
(1) Orthographe volontairement francsée.
(2) Neurobiologiste, Directeur de Recherche au CNRS.
(3) A.Channouf et G.Rouan (sous la direction de), Emotions et cognitions, Editions De Boeck, Bruxelles, 2002.
(4) G.Chapouthier, Biologie de la mémoire, Editions Odile Jacob, Paris, 2006
(5) G.Chapouthier, L’homme, ce singe en mosaïque, Editions Odile Jacob, Paris, 2001.
(6) On ne discutera pas ici du cas plus complexe et plus riche des gauchers : alors que les
droitiers sont tous construits sur le même moule, les gauchers présentent davantage de
diversité t de souplesse.
(7) La plupart des études de neurologie ont été effectuées chez
des sujets occidentaux. Mais il est intéressant de savoir que le chercheur japonais T. Tsunoda a
trouvédes différences assez considérables dans le cerveau des Japonais.
Tsunoda pense que c’estl’apprentissage de la langue maternelle (la langue japonaise est à base
de voyelles) qi conditionne ces différences : des Japonais élevés aux
Etats-Unis ont un ceveau construit comme celui des Américains, alors que des Américains
élevés au Japon ont un cerveau construit comme celui des Japonais !
|
|