Fragments de vie en trompe-l'oeil.
Christiane Haen-Ranieri
Un bien beau recueil. J'ai été impressionné par l'écriture. L'auteure est capable de traiter des sujets graves avec pudeur, efficacité. Elle sait poser juste le minimum de choses, l'essentiel, pour donner au discours un maximum de résonance en nous.
Elle produit aussi des images fortes, dont les liens plongent au profond de notre Imaginaire.
Mais son écriture ne se borne pas aux duretés de la vie. L'auteure a un regard amusé sur les choses du quotidien et sait noter efficacement les situations comiques.
Du point de vue technique, l'écriture est riche, basée sur les dynamiques du regard (oppositions, similitudes, mises en relation), les archétypes qui donnent de l'activité au haïku. L'auteure maîtrise l'ellipse et ne gaspille pas l'espace en précisions inutiles.
A noter que certains haïkus sont traduits en italien, anglais, allemand.
J'ai particulièrement bien aimé :
L'opposition intense nuit versus jour, la similitude entre la naissance et la renaissance de la Lumière au solstice d'hiver, l'efficacité du discours pour un sujet aussi grave.
dans ses ténèbres elle m'a donné le jour ─ matin de décembre
On voit cela tous les jours/tout le jour. Mais ce haïku condense la naissance d'une Lumière, au propre comme au figuré. Un thème important pour l'auteure.
retrouvailles ─ les visages s'illuminent derrière leur iPhone
Autre apparition de la Lumière dans ce haïku magique.
guirlandes scintillantes ─ un éclat de lumière dans les yeux de ma mère aveugle
Un motif fréquent que le "mur" qui matérialise la séparation immimente. Il est cependant ici rehaussé par l'opposition chaud versus froid qui note la dureté de la situation. La force de ce haïku réside aussi dans le fait qu'il y manque tout le contexte du discours. Reste seulement l'essentiel. Cette absence, nécessaire par l'économie obligatoire de place, mime le vide des ces derniers moments avant la séparation.
sur la vitre gelée je pose mes lèvres chaudes ─ départ imminent
Haïku d'atmosphère sur un sujet grave. Le chien qui hurle à la Mort est un cri primal. Le vent ajoute au caractère "sauvage" du moment.
funérailles ─ les hurlements du chien accompagnent le vent
Un rare effet d'inversion de situation. Tout le monde a compris que c'est le ver qui bouge mais l'auteure crée la surprise en L3. Il faut donc relire le haïku pour bien s'assurer de la situation. La même technique a aussi été utilisée dans un autre haïku.
premier coup de bêche ─ l'enfant se tortille devant le ver de terre
Il n'y a pas que des haïkus graves. L'auteure porte aussi un regard amusé sur les choses. Le comique est au détour du chemin. Du point de vue technique, il faut remarquer la dislocation qui consiste à préciser le sujet dans une proposition différente.
sourire en coin il regarde le crocus ─ nain de jardin
Economie de moyens, efficacité du discours. Tout y est mais rien n'esr dit de trop, ce qui laisse le lecteur libre de compléter avec son vécu.
jour anniversaire ─ dans les cheveux de ma fille un parfum de femme
Regard amusé sur un sujet grave. Ce haïku est construit sur la juxtaposition rare des éléments dont le dernier mot donne tout le sens. Il joue sur la double signification du point (braille et couleur) et est porté par l'archétype de la Vie malgré tout.
coccinelle ─ un point s'envole de son livre braille
Magique. Regard d'enfant sur les choses. Ah!!!
marelle ─ j'ai manqué le ciel de peu
Haïku d'atmosphère. Mais pas que. Il y a l'opposition chute versus montée, lumière versus obscurité. "Montante" me fait penser à la marée, je ne sais pourquoi. Il y a de l'archétype de la Mort dans cette Nuit qui emporte le reliquant de Vie dans le chant du rossignol.
chute du jour -- la lune montante emporte le chant du rossignol
Un autre regard amusé sur les choses.
canicule ─ l'église avale les fidèles
Economie du discours, efficacité. Intensité de l'image qui se lie au profond de notre Imaginaire. La mention de la lune se réfère peut-être au concept la sphère des amants de Platon (Le Banquet), un concept de totalité.
un peu de toi un peu de moi ─ pleine lune
Tout simplement magique par la profondeur des images.
au coeur du verger la lune pourpre vagabonde de pomme en pomme
Revue par Serge Tomé, 2017

Fragments de vie en trompe-l'oeil.
Christiane Haen-Ranieri
Haïku
Editions Unicité,
Saint-Chéron ,
2017
ISBN 978-2-37355-103-7
122 pages, format 15x21cm
Illustrations de Patrick Abramovsky
109 haïkus / senryûs
Unicité : https://www.editions-unicite.fr/ ; 15 euros